mercredi 17 juin 2009

Checkpoint


Chaque matin, elle chantait. Elle vivait à un coin de rue de chez moi, pourtant un mur nous séparait, alors on ne se connaissait pas. Je l’imaginais brune, avec de longs cheveux bouclés et de grands yeux bleus. Mais elle pouvait être blonde, porter les cheveux courts et contempler le monde de son regard noisette, de toute façon elle chantait, et c’était pour cette seule raison que je l’aimais. Pourtant, ma curiosité me transportait parfois hors de ma vie, et jusqu’à sa fenêtre pour la voir enfin, dans mes rêves, la nuit venue. Elle devait servir les soldats anglais dans le bistro de son père, car souvent j’arrivais à saisir un éclat de son rire, vers les midis. Mais peut-être était-elle mariée à un soldat, et ne venait-elle que lui porter à dîner, lorsque de sa voix et de son rire chantonnant, encore une fois, elle me faisait rêver.

Un matin, elle ne chantait pas. Ma journée en fut gâchée. Le lendemain, j’étais levé aux aurores tellement elle me manquait. J’avais envie que sa voix m’emplisse de sa présence et que mon amour dépasse les frontières encore une fois. Mais ce matin encore elle ne chantait pas.

Avide d’en découvrir la raison, je pris mon échelle à deux mains, et, en l’appuyant sur le lampadaire le plus près d’elle, j’y montai, question de ne l’apercevoir qu’un instant, cette femme à la voix de rêve et au rire contagieux. Je pus remarquer que quelques gardes, d’un côté et de l’autre du mur, m’observaient, mais que pouvaient-ils faire? Je ne faisais que regarder, et je ne crois pas que c’était interdit.

Du plus loin que je me souvenais, ce mur avait toujours existé. Comme la plupart des jeunes de mon âge, je rêvais d’abolir cette frontière scrupuleuse, question de savoir ce qui se passait de l’autre côté. Bien sûr, j’avais déjà jeté un coup d’œil, mais ce que j’avais pu entrevoir ne me suffisait pas. Et puis il y avait cette femme, anonyme, dont je ne connaissais que la voix; elle, que je rêvais de voir, de connaître. De toucher. Mais je ne la voyais pas. Si au moins j’avais su son nom. Elle devenait une obsession. Dans cet univers sans espoir, la moindre parcelle de renouveau devenait le but d’une vie.

Depuis dix ans, elle chantait. Depuis plus d’une semaine, le silence. Pas le silence total, puisque de l’autre côté j’entendais bien les soldats et les étrangers s’affairer tranquillement du matin au soir. Quelques fois un homme, ou peut-être une femme, s’énervait, élevait la voix en anglais, en allemand. Mais son silence à elle perdurait, et chaque jour mon espoir s’échappait. Ma curiosité, elle, demeurait intacte.

Un matin, les premiers rayons du soleil n’atteignaient pas encore le haut du mur, que j’avais pris ma décision: je devais la voir, et j’allais la rencontrer. Un simple sac de toile à l’épaule, j’entamais ma course. L’Allemagne était endormie, sciée en deux par ce symbolique mur de pierre, et moi j’allais le traverser. Profitant de mon élan, je m’élançai en hauteur et atteignit sa cime. Tout allait bien. Le silence dans Berlin.


L’ascension fut courte, rapide; mes mouvements précis. Mon cœur palpitait, propulsant l’adrénaline dans mon corps en entier, excitant l’amour en moi. Au sommet, je n’eus le temps que de passer une jambe de l’autre côté, qu’un coup de feu s’abattit sur moi et mit fin au silence du quartier. L’espace d’un instant, j’étais immobile; le choc m’avait figé à la frontière de mes ambitions. Le soleil me chauffait le visage, et je lançai un dernier coup d’œil vers l’est avant de me balancer de l’autre côté. Un deuxième coup de feu m’atteignit, et le sol m’accueillit avec froideur dans cette ville qui n’était plus la mienne. J’étais cloué là; mon corps ne me répondait plus. Je n’entendais que les soldats des deux côtés, qui s’agitaient, hurlaient des directives en anglais, en allemand. Une poignée d’habitants m’observaient de la rue, et pour eux, je n’étais probablement qu’un jeune écervelé qui s’était cru meilleur que les autres, pourtant certains s’avançaient, hurlaient aux gardes que j’étais vivant, qu’il fallait venir me chercher. Je voulais hurler aussi, j’avais mal, j’avais peur. Je voulais me relever, repasser de l’autre côté. Je voulais la voir. Si au moins j’avais su son nom.

Des profondeurs de mon être agonisant, une lueur éclaira ma mort et je pus chanter, murmurer du moins, la chanson que si souvent je l’avais entendue chanter. Et peut-être n’ai-je encore que rêvé, mais il m’a semblé qu’avant de m’éteindre, je l’ai entendu chanter aussi.

1 commentaire:

  1. Je n'ai pas encore eu le temps de tout lire mais, enfin, quel beau blogue êtes-vous en train de monter! Je ne sais pas comment ça se passe avec les laptops ouverts tard dans la nuit, les mots qui dansent devant des yeux trop fatigués pour les suivre, l'inspiration en lutte avec la promesse du sommeil réparateur, mais, enfin, quel beau blogue!

    Vos textes sentent le bonheur d'être ailleurs, celui de vivre une expérience humaine d'exception, mais jamais le devoir d'écolier, le labeur obligé. Voilà qui, en soi, est déjà une belle réussite...

    Profitez bien des quelques jours qu'il vous reste et au plaisir de vous entendre me parler de votre voyage de vive voix.

    Christian b.

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