mardi 16 juin 2009

Le grand départ




Je m'ennuie de chez moi, de ma campagne à moi.

Depuis combien de jours, de combien de nuits en suis-je séparé ? Je ne sais plus, depuis si longtemps déjà, j'ai cessé de compter.

Je suis assis, entassé avec tous les autres dans un wagon de train. Ici, au moins il fait un peu plus chaud. Entre deux planches de bois qui servent de mur, j'arrive à voir quelques brins d'herbe. J'ignore où nous sommes, j'ignore où nous allons.

À l'extérieur, là, juste à côté, une voix horrible crie quelque chose que je ne comprends pas. Trois SS passent au pas de course devant l'ouverture par laquelle je regarde. Je sens le paysage se mettre en mouvement, le train reprend son chemin.

Mon dos me fait souffrir. Tout en frottant doucement mes mains, je tente d'en apaiser les engelures. Je soupire, aujourd'hui je m'aurai pas à transporter sans fin, à bout de force, des lots de terre inutiles. Par ici, les jours semblent interminables. Un soleil sans lumière, sans chaleur n'est pas encore levé qu'on nous force déjà à nous réveiller. Un pénible labeur nous attend alors. Lorsqu'on nous distribue nos pelles et nos pioches, c'est le hasard qui décide si nos instruments seront en bon état. C'est le hasard qui décidera si le travail des prochaines heures sera pénible ou insupportable. Qu'il pleuve ou qu'il neige, c'est toujours la même routine; on nous force à creuser, à déplacer des montagnes. Pour qui ? Pour quoi ? Pour rien. On cherche simplement à nous aliéner, à faire de nous des bêtes de somme.

Mon ventre se tord de douleur; nous ne mangeons jamais à notre faim. On ne s'y habitue jamais à cet estomac qui à tout instant, à toute heure gémit sa détresse. À mon arrivée au camp, on m'avait servi un croûton de pain; je n'y touchai point; je n'avais plus d'appétit. De l'autre côté de la barrière, un homme me fit des signes désespérés, il voulait que je lui lance ma pitance. Or, je visai mal et le morceau tomba entre nous dans le purin d'animal. En moins de deux, il étira son bras à travers le grillage, le saisit et le dévora littéralement. J'eus alors l'envie de vomir. Mais aujourd'hui, j'en ferais tout autant.

Lorsque les heures de travail sont remplies -ici, tout est soigneusement compté- on nous met en rangs. Si quelqu'un manque à l'appel, ce sont dix personnes qui à sa place, en guise d'avertissement et de punition, sont exécutés au hasard. L'angoisse de cet instant incertain est indescriptible.

Une fois par semaine, nous avons droit à la douche. On s'amuse alors à nous glacer ou à nous ébouillanter en passant successivement d'une température à l'autre. Cette sensation déplaisante vient néanmoins atténuer la douleur causée par les coups et les blessures de la journée.

Quand le soir vient, enfin couchés, il fait si froid qu'on peine à dormir. On en vient à espérer l'arrivée du matin où nous pourrons enfin bouger pour tenter de nous réchauffer un peu. Mon existence réside dans ce cycle sans fin, c'est une cruelle spirale qui m'attire peu à peu vers son centre, qui me noie, qui m'étouffe dans un isolement incontournable.

Le train vient à nouveau de s'arrêter. On continue d'entasser des gens dans le wagon, comme si l'espace était infini. Je me lève. Près de moi, un autre homme tente, tant bien que mal, de terminer une lettre qui commence par « Chère Olga, mon amour... »

Le ballottement du train recommence. Moi aussi, j'ai laissé derrière moi une femme, Frieda. De toutes les femmes du coin, elle était la plus jolie. Je me souviens. Je venais tout juste d'ouvrir ma boutique de chapeaux lorsque je la rencontrai pour la première fois. Comme elle me manque.

Ensemble, nous avons eu trois enfants : Ward, Marike, Thijs. Tous les étés, nous partons vers le Nord afin de profiter de la mer. Nous en profitons toujours pour rendre visite à la vieille tante de Frieda. C'est chez elle qu'ils sont tous allés se réfugier depuis ma déportation. Comme ils me manquent.

L'an prochain, je construirai une échelle de bois afin que les garçons puissent grimper plus aisément dans leur cabane. Pour Marike je fabriquerai une balançoire; elle a si peur des hauteurs.

D'ici là, je continuerai à m'appliquer, à persévérer et à patienter. Peut-être que tout ceci se terminera bientôt. Peut-être que d'ici quelques jours j'accourrai jusqu'à eux. Nous serons à nouveau réunis. Nous serons à nouveau heureux. Comme ils me manquent, comme ils me manquent tous.

Le train semble à nouveau ralentir. Une dizaine de SS entrent dans notre wagon. Ils nous poussent. Nous devons sortir. Je comprends qu'on nous a alors transférés dans un autre camp. Soudainement, tout plein de ouï-dire me reviennent à l'esprit. Malgré moi, je blêmis, je frémis. Sur une affiche, je lis : Aushwitch.

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